Entretien avec Alain Foucaran : « le 21ème siècle sera le siècle des sauts d’usage »
Riches et diversifiés, les parcours de nos alumni nous inspirent et nous font voyager. Remercié pour son implication au sein de l’organisme par la médaille d’honneur des cadres du CNRS en 2024 et récemment décoré Chevalier dans l’Ordre national du Mérite, c’est notre collègue alumni Alain Foucaran qui ouvre le bal, avec un portrait dynamique et innovant, qui s’aventure hors des sentiers battus.
🗨️ Pouvez-vous nous parlez de votre parcours ? |
Physicien/Électronicien de formation, spécialiste des semi-conducteurs et des couches minces, j’ai soutenu ma thèse à l’université de Montpellier. Après un bref passage par l’industrie, au Laboratoire Central de Recherches de Thomson, j’ai été recruté sur un poste de maître de conférences à l’Université de Montpellier au Groupe d’Étude des Semiconducteurs (GES). J’ai commencé mes enseignements à l’IUT de Nîmes, puis je suis passé professeur en 2003 à Polytech Montpellier. Ouvert à l’interdisciplinarité, j’ai notamment co-créé un master sur le Mix Énergétiques (énergies liées au territoire). En parallèle, je suis revenu dans mon laboratoire d’origine, l’IES (Institut d’Électronique et des Systèmes) où j’ai dirigé le groupe Capteurs. J’ai finalement été nommé directeur de l’IES de 2010 à 2020, en impulsant des initiatives sur l’auto-évaluation (en réponse à l’Hceres), l’innovation et les liens interdisciplinaires. Très impliqué dans les relations avec l’industrie et la Région Occitanie, j’ai porté le projet « Ville du Futur » avec IBM, récompensé par un Faculty Award d’IBM en 2013. Enfin, j’ai passé quatre ans au sein de la direction nationale de CNRS Ingénierie (2020-2024), en tant que Délégué Scientifique (DS), puis Directeur Adjoint Scientifique (DAS) en charge notamment du Pôle Innovations et Partenariats avec le suivi et le montage des dossiers de prématuration, du projet Hôtel à Projets d’Entreprise (HPE), et de la coordination des relations scientifiques du CNRS avec l’Agence Innovation Défense (AID). | ![]() ![]() ![]() |
🗨️ Quelle a été votre vision du CNRS au cours de votre carrière ? |
Jusqu’en 2010, je percevais le CNRS plutôt comme une contrainte administrative. En prenant la direction de l’IES, j’en ai compris la dimension nationale et stratégique : il n’y a aucun organisme de recherche qui ait une vision aussi précise sur tous les champs disciplinaires de la science et de la recherche en France. J’y ai aussi et surtout compris la liberté et l’espace d’innovation qu’il offre.
À l’IES, j’ai pu initier deux concepts originaux :
- IES Engineering : La création d’une structure interne au laboratoire qui a permis d’assurer une interface partenariale pour les demandes adressées à l’institut, facilitant ainsi les échanges avec les industriels, les collectivités territoriales et les équipes de recherche. Ce dispositif a contribué à la valorisation et au transfert de résultats de recherche vers le monde socio-économique et les acteurs de l’innovation, tout en générant des ressources pour le laboratoire réinvesties pour soutenir des projets à risque.
- Espace start-up : Un espace d’incubation scientifique a été mis en place, avec dix boxes et une salle de manipulation mutualisée, pour accueillir des startups au sein même du laboratoire. Cette initiative a permis de développer des innovations concrètes, comme l’intégration de capteurs à des prothèses de genoux (startup BoneTAg), l’invention d’électrolyseurs pour produire du H2, ou du CH4 etc... à partir de CO₂ (startup é-Ma), la réalisation de Tags RFID sur papier (TAGEOS), ou encore la conception de patch type code barre pour la détection du virus zika (TaTiTag). Au bilan jusqu’à plus de 10 startups ont été accueillies simultanément et toutes en collaboration scientifique étroite avec des équipes de l’IES. C’est cette démarche qui a servi de base, sous l’impulsion de Jean Luc Moullet (alors DGDI du CNRS), au projet Hôtel à Projets d’Entreprise (HPE), qui a été déployé au sein des Laboratoires de CNRS Ingénierie.
De plus, le CNRS m’a permis de vivre des années marquées par des échanges intellectuels stimulants… Mes dernières fonctions au siège ont été pour moi quatre années fabuleuses, de pur bonheur, et cette richesse et vivacité d’esprit me manquent un peu aujourd’hui, depuis que j’ai pris ma retraite fin 2024, bien que je sois quelqu’un de très engagé dans la vie associative.
🗨️ Y a-t-il un projet en particulier qui vous ait marqué ? |
Quand on a obtenu son « Bâton de Maréchal » en étant nommé Professeur des Universités ou Directeur de Recherche au CNRS, on peut se permettre des prises de risque scientifiques sans que celles-ci aient un impact sur notre carrière puisqu’elle est pratiquement à son terme « indiciel ». C’est ainsi que j’ai initié un important programme de recherche, en partant des relations entre l’innovation et le droit. Il se trouve qu’à Montpellier, il existe une UMR appelée Dynamique du droit et de l’innovation. Nous avons donc monté ensemble un colloque interdisciplinaire mêlant scientifiques et juristes pour explorer les enjeux liés aux objets connectés : « normes, usages et responsabilités ».
![]() ![]() ![]() | Cette approche a donné naissance au projet HUT – Human at Home Project, visant à imaginer l’appartement du futur pour un occupant du futur... dont on ne veut pas. Il s’agissait de mettre en lumière les biais et les risques associés aux équipements connectés. Un appartement observatoire a été aménagé, dans lequel deux étudiantes ou étudiants de niveau master vivaient sous l’observation de 100 capteurs. Les données étaient analysées par un consortium de 13 laboratoires, dans une logique de living lab interdisciplinaire, intégrant pour la première fois les dimensions économique, juridique, sociologique, artistique etc ... aux sciences dites « dures ». L’expérience, initialement prévue sur un an, a été renouvelée pendant cinq ans, avec une attention particulière portée à la sélection des étudiants, selon leur motivation réelle pour la démarche. Cependant, chaque fois que je présentais la démarche devant les Conseils de Directions de laboratoires, potentiellement futurs partenaires, on y soulevait des réticences déontologiques. C’est là que m’est venue l’idée de monter une pièce de théâtre avec deux spécialistes de l’improvisation qui incarnaient un utilisateur plutôt geek et un utilisateur modéré, tous deux mis en situation devant les conseils de direction des laboratoires concernés, pour essayer de capter ces réticences. Ces saynètes ont permis de stimuler et initier les débats par rapport aux échanges des deux acteurs et faire émerger de véritables discussions scientifiques des enjeux du projet. Cette articulation originale entre recherche et « captage scientifico-culturel» au sein même du projet HUT a par la suite été présentée à la Cité des sciences, à l’occasion des 80 ans du CNRS, en octobre 2019, avec une inauguration du stand HUT conduite par Madame la Ministre Frédérique Vidal. |
🗨️ Vous avez mentionné être engagé dans la vie associative, vous avez également été professeur et élu municipal. Comment votre expérience au CNRS et votre vie en tant que membre de la société civile ont-elles pu s’impacter ? |
Tout d’abord, j’ai exercé avec passion le métier d’enseignant, qui a été pour moi une cure de jouvence. Dans la recherche, on a plus souvent d’échec que de réussite. Il faut voir les échecs comme des avancées, mais parfois, lorsqu’on a travaillé toute une journée et que le soir venu tout « plante », cela peut être très dur psychologiquement. Dans ces périodes-là, mes cours avec mes étudiants ont été de véritables bouffées d’oxygène : quand on voit les yeux de ses étudiants qui brillent parce qu’ils ont compris et qu’ils s’intéressent à ce que l’on est en train de leur expliquer, c’est un moment de bonheur intense et qui redonne de l’enthousiasme pour repartir sur la partie recherche le lendemain. C’est cette passion qui m’a inspirée à proposer de nombreuses idées originales impliquant mes étudiants et qui a certainement contribué à ma promotion comme Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques en 2020.
En parallèle, mes deux mandats en tant que conseiller municipal ont été nourris par mon parcours scientifique. Lors du premier, j’ai œuvré pour réduire les incinérations de déchets de la commune en m’appuyant sur les apports des chercheurs, et j’ai contribué à renforcer le lien social en tant que responsable des festivités. Lors du second, j’ai défendu la préservation des terres agricoles, zones tampon entre ville et nature, quitte à démissionner face à une politique d’urbanisation que je ne partageais pas. Fort de mon expérience au CNRS, j’ai aussi abordé la question du tourisme à haute densité, réunissant l’ensemble des instituts pour proposer des solutions concrètes, comme la régulation des flux par capteurs ou la différenciation des parcours touristiques selon les profils (tourisme vert ou tourisme « festif »). L’innovation est extrêmement importante sur les collectivités territoriales car elles ont une pression sociétale directe. Trop souvent, les collectivités se tournent vers des bureaux d’études standardisés plutôt que vers les laboratoires, qui, eux, peuvent proposer des solutions adaptées, sans logique de profit.
🗨️ Une dernière chose à partager à la communauté CNRS alumni ? |
J'aimerais partager une citation dont je suis l'auteur et qui résume bien ma pensée scientifique : « Si le 20ème siècle a été le siècle des sauts technologiques (nous sommes passés de la marche à pieds à l’espace) , le 21ème siècle va être le siècle des sauts d’usage, et si l’on parle d’usage, il faut remettre les sciences humaines et sociales au cœur de l’évolution scientifique. »
Par ailleurs, au-delà de mon parcours scientifique et professionnel, je suis un grand adepte de voile, de plongée, de course à pied… et surtout j’ai une passion qui est la Course Camarguaise (tauromachie camarguaise – course à la cocarde) parce qu’elle porte en elle les singularités d’un territoire d’exception : la Camargue ! Je serai ravi d’échanger plus amplement sur cette tradition de ma région avec les membres du réseau, on se donne rendez-vous bientôt ?

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